Aujourd’hui, reprendre la plume pour continuer à raconter ton histoire m’est douloureux.
C’est celle d’une petite fille assassinée par la haine.
Pourtant, j’ai réuni presque tous les documents retraçant ton bref passage sur terre, ces treize années ici.
Pourquoi fallait-il que je fasse cela ?
Parler de toi, dire, faire en sorte que tu ne sois jamais oubliée — car il ne reste rien.
Aucune trace de ta mémoire, de ta vie, de ta famille.
Plus rien.
J’ai fait confiance à mon intuition, même s’il m’a fallu du temps pour entendre ta petite voix, ce cri qui m’appelait.
Sentir ta main s’accrocher à la mienne, me supplier d’approcher, d’écouter, d’ouvrir mon cœur, mon âme,
pour voir ce que mes yeux ne pouvaient — et ne pourraient jamais — me montrer.
Shema.
Alors j’ai avancé.
J’ai continué de passer chaque jour devant chez toi. Devant ta maison.
J’ai fermé les yeux, et je t’ai vue.
J’ai regardé avec un mélange de tristesse, de colère et de désespoir.
Puis je suis retournée sur mon chemin.
Je n’en dormais plus.
Je savais qu’il fallait y aller :
aller au fond de cette horreur que je me refusais à affronter depuis des années,
ouvrant des dossiers, collectant les sources, les refermant, incapable de les rouvrir.
Pardon.
Je te demande pardon d’avoir mis tout ce temps.
Il le fallait.
Je n’étais pas prête.
Maintenant — grâce à toi — je le suis.
Dora, petite Dora,
souvent je me suis demandé où étaient tes poupées, tes jouets, tes livres…
Je sais aujourd’hui que j’aurais pu être toi, là, dans cette rue, en 1943,
quand ils sont venus te chercher avec ta maman.
J’ai eu la chance de naître bien plus tard, dans un monde qui se voulait apaisé,
mais qui reste encore aux prises avec ses démons.
Alors, l’historienne que je suis a remué ciel et terre pour te retrouver,
retrouver ton père, ta mère, tes grands-parents, ta famille.
Aujourd’hui, je sais qu’il ne reste rien…
Ou presque.
Mais suffisamment pour que la couturière puisse réparer,
et faire de ces lambeaux un bel habit pour honorer ta Mémoire.
Tu m’as appelée, et j’ai saisi ta main.
Et c’est ensemble que nous avons fait le chemin —
le tien.
Une quête sacrée, bénie par l’Éternel, qui a guidé nos pas, éclairé notre route.
"Regarde", dit la Torah, "vois ce qui est là, mais que tes yeux ne voient pas."
Depuis un moment, une ville de l’Est tournait dans ma tête sans trop savoir pourquoi.
Le nom d’une rue m’était familier.
Une nuit, je me suis réveillée.
Je savais.
Alors j’ai ouvert mon carton, et j’ai cherché.
C’était là, près de moi, depuis des années, depuis des mois :
la ville, la rue, le métier.
Tailleur d’habit.
Albert.
Et Moshe.
Mais il fallait encore chercher.
Aller plus loin.
Tout bon historien est aussi généalogiste.
Il creuse, recoupe, assemble.
Il collecte les documents, les actes de naissance, de mariage, de décès.
Il remonte les preuves de vie le plus loin possible.
Il écrit la vie de ceux qui ne peuvent plus l’écrire.
Il leur rend la parole. Le Verbe.
Je suis aussi une couturière. Une dentellière.
Je rassemble, je couds, je répare.
Dora, petite sœur, j’ai trouvé.
J’ai retrouvé ce lien si fort,
celui qui nous unit et implore le Vivant de dire le Nom des morts.
Kaddish.
Il s’appelait Moshe. Elle s’appelait Rachel.
Ils étaient d’un autre siècle.
Moshe était l’un de tes arrière-grands-oncles, et d’Albert aussi.
Il y a bien longtemps, la couture nous a réunis.
Moi, la couturière qui ne sait pas coudre.
Nous sommes reliées. Liées. Unies pour l’éternité par ce fil ténu et solide.
Je le tiens fermement, et patiemment je le fais courir sur la toile que je tisse.
Je ne suis pas seule. Tu es là.
Les meilleures couturières, telles des bonnes fées, guident mes doigts.
Les tailleurs d’habits épongent mes larmes pour ne pas gâcher le beau tissu de ton Histoire.
Tu vis en moi.
Tu vis en nous.
Notre peuple est debout, toujours.
Les nazis n’ont pas gagné.
Je sais aussi que je suis là pour ça.
Porter ta parole, et celle de celles et ceux qui ne sont plus.
Je ne porte pas les fantômes : ils ne me font pas peur.
Je ne fais que passer, afin qu’ils trouvent un peu de paix.
Et leur ombre bienveillante va me guider.
Tu m’as appelée.
Et je suis venue.
Tu m’as demandé de chercher.
Je t’ai dit : oui, guide-moi.
Et tu m’as mise sur le chemin.
Aujourd’hui, je te dis :
Dora, ma chérie, tu n’es pas effacée.
Tu es retrouvée.
J’ai rallumé ton Étoile.
Aujourd’hui, je peux écrire sur le Mur des Noms —
celui du Souvenir —
ton nom, mais aussi celui des tiens.
Tu es Dora, fille de Renée,
fille de Rachel,
fille de Bella,
fille de Sara,
fille de Bella,
fille de Rebecca, née en 1763.
Les nazis n’ont pas gagné.
Ils n’effaceront jamais cela.
Tu as une famille, une origine, car je suis allée encore plus loin.
Ton arbre n’est pas mort. Il est bien vivant.
Nous sommes les enfants de Moshe.
Nous avons sa foi de tailleur d’habit.
La couturière que je suis va tisser les plus belles étoffes,
les couvrir d’étoiles,
les assembler et les broder de fils d’or.
Je suis une passeuse.
Je répare ce que le mal a voulu détruire.
Je retisse les âmes.
Les coutures seront visibles — pour que nul n’oublie.
Et un souffle incarnera ma pensée.
Je donnerai voix à celles et ceux qui ne sont plus.
Je suis là pour toi.
Brigitte Judit Dusch, historienne, psychanalyste, chercheur, exploratrice urbaine
Crédit photo @brigittedusch
Cette photo représente les 6 millions d'âmes tournées vers le Ciel.
3 commentaires:
Zakhor ve lo tishkach
Zakhor ve lo tishkach
Dora ton souvenir ne se ternirz pas ...
Brigitte Judit a rempli ton parchemin....
Esther 🌹
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