Psychanalyse Aujourd'hui

Le blog de Brigitte Dusch psychanalyste historienne

Accompagner le désir d'être Soi
Le sujet humain est singulier, son histoire est unique, l'analyse lui permet de partir à sa rencontre et de tisser les liens, de prendre rendez-vous avec soi.

"J'accepte la grande aventure d'être moi". Simone de Beauvoir

Mon livre : "j'aime ma vie"

lundi 6 octobre 2025

Abraham L. Mémoire incarnée de l'exil.


 

Note de l’auteur

Ce texte repose sur des faits authentiques.
Il est le fruit d’un long travail d’historienne et de mémoire, mené à partir de sources archivistiques françaises et allemandes : registres d’état civil, archives ferroviaires et militaires, documents administratifs, correspondances, plans et cartes d’époque.

Chaque lieu, chaque date, chaque trajet a été vérifié, mesuré, reconstitué.
Ce travail, poursuivi pendant plusieurs années, a pour but de redonner un nom, une histoire et une dignité à Abraham L., à sa famille, et à tant d’autres vies effacées.

Ce texte n’est qu’une première étape.
L’ensemble des recherches, témoignages et sources qui fondent cette reconstitution seront intégralement restitués dans un ouvrage à venir consacré à l’histoire d’Abraham L. et des siens — une histoire d’exil, de courage et d’amour, traversée par la lumière obstinée de la mémoire.


Abraham L.
mémoire incarnée de l’exil.

Il y a dans l’exil des trajectoires qui ressemblent à des paraboles bibliques.
Abraham L., le père de Dora, en est une.
Né en Pologne, il a quitté sa terre natale, arraché à ses racines pour traverser l’Europe. Son chemin était celui de l’espérance : la Lorraine d’abord, puis l’Argonne. Il y fonde une famille, il travaille, il vit des tissus, ces shmates qui font le lien entre la trame du quotidien et l’étoffe de la survie.

Mais en 1943, l’histoire bascule. Abraham est arrêté, déporté, assassiné à Auschwitz par les nazis.
Le chemin de l’espoir s’est retourné : il a refait le même trajet, mais pour mourir.
Comme si la promesse avait été brisée une seconde fois.

Abraham biblique avait entendu : « Va, quitte ta terre. »
L’exil de l’Ancien Testament menait vers une promesse.
Celui d’Abraham L. n’a conduit qu’à la perte, à l’anéantissement.

Et pourtant… il reste les fils, les voix, les mémoires. C’est à nous de les reprendre, de les tisser.



Il est parti pour vivre.
Il est revenu pour mourir


Né au début du siècle, un cinq février 1901 dans un shtelt perdu aux confins des frontières de la Russie et de la Pologne, Abraham grandit près de ses parents, Moszek et Libe apprend les chants et les prières qui font de lui ce qu’il, est au sein de cette petite communauté où règne souvent la peur. Vingt ans plus tard, fuyant les progroms et la haine il prend la route de l’exil, dans l’espoir de trouver un peu de paix dans un ailleurs inconnu mais qui ne peut qu’être meilleur.

Il n’est pas bon d’être Juif dans ces contrées de l’Est.

Abraham a quitté la Pologne et marché à travers l’Europe, tel Enée dans son incertain voyage vers un futur inconnu et improbable. Il a marché vers demain. Au bout de longues journées de peine, de souffrances et de pertes, trouvant refuge auprès des «Comme lui » il gagne enfin la Lorraine et trouvé asile et réconfort dans la petite communauté Juive installée depuis des siècles. Il n’avait pour tout bagage que quelques vêtements et ses outils de tailleur d’habit, ses fils et ces ciseaux.

Shmates…

Enfin ! Il trouve un peu de paix
et se met à l’ouvrage car il ne manque pas de courage, la vie s’écoule puis il rencontre Renée et l’épouse le 14 août 1929 dans cette petite ville de Lorraine. Brève halte, son foyer n’est pas là, il faut encore partir, il faut reprendre la route, tenter de trouver une place, ailleurs toujours.

Exil ? Sur la route encore ? Tel serait notre destin ?

Errance, exil et voyage.

Cette fois ils prennent le train ensemble, Renée et Abraham pour un nouveau voyage, celui de l’espoir encore, vivre et construire. Ils ne manquent pas de courage. Ils prennent le train sur le quai de la gare de leur petite ville, une heure plus tard il les dépose à Nancy. Il leur faut attendre deux bonnes heures pour prendre un autre train qui les conduira à Charleville et attendre encore plus d’une heure pour prendre enfin celui qui les amènera à destination : la fin du voyage ?

Le temps de l’exil est un temps long, fragmenté,
Le temps de l’exil est un temps long, celui du courage.
Le temps du voyage est un temps long, celui de l’espoir.


Après cinq heures dans un compartiment de troisième classe ils arrivent enfin. La petite gare si elle n’est plus en service est toujours là abandonnée, triste vestige d’un passé disparu. Ils marchent avec leurs bagages deux bons kilomètres pour rejoindre le quartier de cette petite cité de l’Argonne où déjà quelques Juifs sont installés depuis le siècle dernier . Abraham et Renée ne sont pas bien riches, mais louent une petite maison, non loin de la rivière et ouvrent un modeste commerce. Renée y vend des tissus, des vêtements, des fils et des rubans.

Shmates

Ils vivent là non loin de la rivière, du port, un quartier animé où tout le monde se retrouve aux fenêtre
s, aux portes des échoppes du cordonnier, du boulanger, de l’artisan, les enfants jouent dans la rue.

La vie
s’écoule, paisible.

Le quartier s’anime chaque jour et vit au rythme des péniches qui vont et viennent non loin de leur maison, elles embarquent et débarquent les marchandises sur les quais tirées par les chevaux
ardennais.

Rue de l’Aisne
Une rue que je prends chaque jour ou presque, une maison devant laquelle je passe chaque jour ou presque. Dora et ses parents auxquels je pense chaque jour ou presque.
Dora qui m’a demandé. De raconter.

L'Haim

Alors ce jour là je m’arrête, il faut, je veux voir, je veux savoir.


Je ferme les yeux et je passe de l’autre côté du miroir, je sais faire ça, j’entends et j’écoute, je suis, j’y suis, le temps n’existe pas, c’est une invention de l’homme, il suffit de faire confiance.

Me voilà rue de l’Aisne devant la maison de Dora je les vois comme souvent, mais eux ne me voient pas, je me fais discr
ète pour ne rien déranger, je suis de passage, simplement de passage. Je suis une voyageuse, du temps et de l’espace. Je suis ainsi depuis l’enfance.

C’est le bruit des péniches glissant sur l’eau de la rivière, le cliquetis des chaines et le crissement du bois.. J’entends le bruit des sabots sur les pavés rugueux, le son des harnais des chevaux tirant les péniches, le martèlement du fer sur l’enclume du maréchal ferrant, le souffle du souffleur et je sens l’odeur du fer chaud. Puis la conversation des pénichards vêtus d’habits de travail robustes, ces hommes et ses femmes s’affairent au bord de l’eau. Les artisans travaillent sur les chemins de hâlages dans le bruit des outils
J
e fais quelques pas, sans bruit, doucement, guidée par les rires et les échos des jeux des enfants, de Dora, c’est jour de marché, les cris des vendeurs, les paniers des femmes chargés de légumes et de fruits, l’odeur du pain frais, les discussions animées au café, le bruit des verres qui s’entrechoquent, l’accordéon, quelques chansons, de la musique.
C’est une vie simple mais pleine de défis, la solidarité entre voisins, et l’espoir
C’est une vie simple avant l’orage….


La
vie s’écoule et le temps passe 

L’Haim.

Abraham chaque matin prend son vélo et sillonne les chemins pour vendre lui aussi tous ces articles. Renée ôte les lourds volets de bois des fenêtres de sa boutique, rue de l'Aisne

Shmates…

La vie s’écoule, le temps passe, un 29 septembre 1930 à 16 heures un enfant vient au monde c’est une petite fille … Dora, ma petite Dora.

Elle nait dans cette petite ville de Lorraine  au  foyer familial, dnas  la maison de ses grands parents  Renée, sa maman y est venue faire ses couches, 7 rue des cloutiers, non loin de l’échoppe de Moshe, notre tailleur d’habits. Celui qui nous lie, qui nous relie, dont je tisse les fils pour faire la plus belle et précieuse des étoffes.

Elle vient au monde là entourée par sa famille, chez les parents de Renée, au sein de sa communauté, pour que cette naissance s’inscrive au sein de sa famille et de nôtre Peuple. Son père Abraham L, commerçant, colporteur né en Pologne se rend devant l'officier d'état civil déclarer la naissance en France de sa fille le même jour à dix sept heures trente.

Et puis Renée et Abraham repartent avec leur bébé, l’enfant de l’espoir, l’enfant né sur le sol de France, l’enfant de l’avenir, serré très fort dans leurs bras.
Cinq heures de voyage et deux k
ilomètres à pieds pour rentrer dans leur maison rue de l’Aisne, se remettre à l’ouvrage et voir grandir leur enfant.

Et la vie s’écoule prés de la rivière, et du port dans le bruit de la rue, des marchands, des mariniers, au rythme des péniches qui font halte sur le port, qui déchargent et chargent les marchandises. Il y des rires d’enfants et le brouhaha de la vie.

Dora grandit, va à l’école prés de sa maison sa maman vend des rubans et Abraham est colporteur.
La famille allume les bougies les soirs de Shabbat prie dans la langue qui est la leur et aussi la mienne. Il n’y a plus de synagogue, depuis la fin de la Grande Guerre, celle improvisée par les Allemands pour leur soldats Juifs lors de l’occupation de la ville ; une grande maison à deux pas de la leur n’est plus là.

Shmates

Puis un jour le ciel devient gris et les journées sombres,

Les étoiles ne sont plus dans le ciel mais cousues sur les habits.
Il ne fait pas bon d’être Juif ici ou ailleurs en ce temps là.

Les rires ne résonnent plus, les enfants se cachent derrière leur fenêtre,
Dans la rue résonne le bruit sourd des bottes sur les pavés de pierre.
les jours ont le goût de la peur,
les nuits celui de la terreur.

Puis une journée comme toutes les autres en 1943 alors qu’il allait dans les villages voisins vendre quelques vêtements pour tenter de nourrir les siens, il est arrêté, là, sans nul autre faute que d’être Juif.

Le convoi 58 du 31 juillet 1943 le mène à Drancy..

Puis
des monstres le jette dans un train, avec d’autres "Comme lui », des femmes, des hommes, des vieillards, des enfants, des bébés.
Entassé dans un wagon immonde il reprend
le même chemin ; celui de l’exil, du Shtelt qu’il a quitté pour venir ici, dans cette petite cité de l’Argonne pour vivre.

Le chemin de l’exil est celui du retour.
La fin du voyage

Le chemin de l’exil, celui des Siens, celui d’une terre étrangère qu’il avait tenté de faire sienne

Dora et Renée l’attendent à la maison
Elles s’inquiètent, il n’ont pas de nouvelles.
Il n’est pas revenu
Il ne reviendra pas.
Drancy, le silence, la peur, Auschwitz, les cris, la mort.
Le 21 janvier 1943
Il est assassiné par ses bourreaux.
A 1100 km de sa maison
Sans revoir les Siens
Sans leur avoir dit au revoir

Kaddish.


Une année plus tard
René et Dora seront arrachées de leur maison tout au bord de l’Aisne
Un an plus tard elle pendront le convoi
66
Drancy
Puis le même train.
Errance, sinistre voyage, exil, mort
errance des âmes.
Encore.

Un an plus tard,
le vingt janvier 1944.
Renée comme son époux, Dora comme son père seront assassiné
es par les mêmes bourreaux.

Kaddish.

Une famille effacée.

Partir de son shtetl pour fuir la haine, traverser l’Europe, chercher une terre, une maison, une rivière.
Puis revenir par le même chemin, mais pour mourir.
Combien parmi ces six millions d’étoiles ont pris ce chemin ?

Abraham.

Le premier avait quitté sa terre sur une promesse.
Celui-ci l’a quittée pour l’anéantissement.
Et pourtant, il reste un nom, une mémoire, un fil.

Abraham L., tu n’es pas oublié. Les Survivants que nous sommes tissent les fils de ta mémoire.
Chaque jour où presque je passe devant votre maison, chaque jour ou presque je dis les mots dans vôtre langue qui est aussi la mienne, chaque jour ou presque je pense à vous car j’aurai pu être vous, car je suis vous
Aujourd’hui plus qu’hier je me dis que demain tout peut recommencer.

Le voyage d’Abraham L est un exil émotionnel et la perte de la patrie, mais laquelle ? Celle de la langue, celle qui nous unit, nous Juifs de l’Est, celle dans laquelle nous prions, celle que je parle quand je me rends au cimetière allemand où reposent les soldats Juifs tombés au combat. La langue est-elle un patrie ?
Abraham L a traversé des frontières, non seulement géographiques, mais aussi culturelles et identitaires.
Cet exil là est-il la destinée, l’avenir de notre Peuple ? Devra t-il errer sans cesse à la recherche d’une Terre ? Celle qui lui a été Promise ?


Où est chez moi ?

Brigitte Judit
Crédit photo @brigittedusch


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