Note de l’auteur
Ce texte repose sur des faits authentiques.
Il est le fruit d’un long travail d’historienne et de mémoire, mené à partir de sources archivistiques françaises et allemandes : registres d’état civil, archives ferroviaires et militaires, documents administratifs, correspondances, plans et cartes d’époque.
Chaque lieu, chaque date, chaque trajet a été vérifié, mesuré, reconstitué.
Ce travail, poursuivi pendant plusieurs années, a pour but de redonner un nom, une histoire et une dignité à Abraham L., à sa famille, et à tant d’autres vies effacées.
Ce texte n’est qu’une première étape.
L’ensemble des recherches, témoignages et sources qui fondent cette reconstitution seront intégralement restitués dans un ouvrage à venir consacré à l’histoire d’Abraham L. et des siens — une histoire d’exil, de courage et d’amour, traversée par la lumière obstinée de la mémoire.
Abraham
L.
mémoire incarnée de l’exil.
Il
y a dans l’exil des trajectoires qui ressemblent à des paraboles
bibliques.
Abraham L., le père de Dora, en est une.
Né en
Pologne, il a quitté sa terre natale, arraché à ses racines pour
traverser l’Europe. Son chemin était celui de l’espérance : la
Lorraine d’abord, puis l’Argonne. Il y fonde une famille, il
travaille, il vit des tissus, ces shmates qui font le lien entre la
trame du quotidien et l’étoffe de la survie.
Mais
en 1943, l’histoire bascule. Abraham est arrêté, déporté,
assassiné à Auschwitz par les nazis.
Le chemin de l’espoir
s’est retourné : il a refait le même trajet, mais pour
mourir.
Comme si la promesse avait été brisée une seconde
fois.
Abraham
biblique avait entendu : « Va, quitte ta terre. »
L’exil de
l’Ancien Testament menait vers une promesse.
Celui d’Abraham
L. n’a conduit qu’à la perte, à l’anéantissement.
Et pourtant… il reste les fils, les voix, les mémoires. C’est à nous de les reprendre, de les tisser.
Il
est parti pour vivre.
Il est revenu pour mourir
Né
au début du siècle, un
cinq février 1901 dans
un
shtelt
perdu
aux confins des frontières de la Russie et de la Pologne, Abraham
grandit près de ses parents, Moszek et Libe apprend les chants et
les prières qui font de lui ce qu’il, est au sein de cette petite
communauté où règne souvent la peur. Vingt ans plus tard, fuyant
les
progroms
et la haine il
prend la route de l’exil, dans
l’espoir de trouver un peu de paix dans un ailleurs inconnu mais
qui ne peut qu’être meilleur.
Il n’est pas bon d’être
Juif dans ces contrées de l’Est.
Abraham
a
quitté
la Pologne et
marché à travers l’Europe, tel
Enée dans son incertain voyage vers
un futur inconnu
et improbable.
Il
a marché vers demain.
Au
bout de longues journées de peine, de
souffrances et de pertes, trouvant refuge auprès des «Comme lui »
il gagne
enfin
la Lorraine
et trouvé
asile et
réconfort dans
la petite communauté Juive installée là
depuis
des siècles. Il n’avait
pour tout bagage que quelques vêtements et ses outils de tailleur
d’habit, ses
fils
et ces ciseaux.
Shmates…
Enfin ! Il
trouve un peu de paix et
se met à l’ouvrage car
il ne manque pas de courage, la vie s’écoule
puis il
rencontre Renée et l’épouse le
14 août
1929 dans cette petite ville de Lorraine.
Brève halte, son
foyer n’est pas là,
il faut encore partir, il
faut reprendre la route, tenter de trouver
une
place, ailleurs toujours.
Exil ?
Sur
la route encore ? Tel
serait notre destin ?
Errance,
exil et voyage.
Cette
fois ils prennent le train ensemble, Renée
et Abraham
pour un nouveau voyage, celui de l’espoir encore,
vivre et construire.
Ils ne manquent pas de courage. Ils
prennent le train sur le quai de la gare de leur petite ville, une heure plus tard il les
dépose à Nancy. Il leur faut attendre deux bonnes heures pour prendre un
autre train qui les conduira à Charleville et attendre encore plus
d’une heure pour prendre enfin celui qui les amènera à
destination : la
fin du voyage ?
Le
temps de l’exil est un temps long, fragmenté,
Le
temps de l’exil est un temps long, celui du courage.
Le
temps du voyage est un temps long, celui de l’espoir.
Après
cinq
heures dans un compartiment de troisième classe ils arrivent enfin. La
petite gare si elle n’est plus en service est toujours là
abandonnée,
triste vestige d’un passé disparu.
Ils marchent avec leurs
bagages
deux bons
kilomètres pour rejoindre le quartier de
cette petite cité de l’Argonne où déjà quelques Juifs sont installés
depuis le siècle dernier .
Abraham et Renée ne sont pas bien riches, mais louent une petite
maison, non loin de la rivière et ouvrent
un modeste commerce. Renée y vend des tissus, des vêtements, des
fils et des rubans.
Shmates
Ils vivent là non
loin de la rivière, du port, un quartier animé où tout le monde se
retrouve aux fenêtres,
aux
portes des
échoppes du cordonnier, du boulanger, de l’artisan,
les enfants jouent dans la rue.
La vie s’écoule,
paisible.
Le quartier s’anime chaque jour et vit au rythme
des péniches qui vont et viennent non loin de leur maison, elles
embarquent et débarquent les marchandises sur les quais tirées par
les chevaux ardennais.
Rue
de l’Aisne
Une rue que je prends chaque jour ou presque, une
maison devant laquelle je passe chaque jour ou presque. Dora et ses
parents auxquels je pense chaque jour ou presque. Dora
qui m’a demandé. De raconter.
L'Haim
Alors ce jour là je m’arrête, il faut, je veux voir, je veux savoir.
Je
ferme les yeux et
je
passe de l’autre côté du miroir, je
sais faire ça, j’entends
et j’écoute, je
suis, j’y suis, le temps n’existe pas, c’est une invention de
l’homme, il suffit de faire confiance.
Me voilà rue de l’Aisne devant la maison de Dora je les vois
comme souvent, mais eux ne me voient pas, je me fais discrète
pour ne rien déranger, je suis de passage, simplement de passage. Je
suis une voyageuse, du temps et de l’espace. Je suis ainsi depuis
l’enfance.
C’est
le bruit des péniches
glissant sur l’eau de la rivière, le cliquetis des chaines et le
crissement du bois.. J’entends le bruit des sabots sur les pavés
rugueux, le son des harnais des chevaux tirant les péniches, le
martèlement
du fer sur l’enclume du maréchal ferrant,
le souffle du souffleur et
je sens l’odeur du fer chaud. Puis la conversation des pénichards
vêtus d’habits de travail robustes, ces hommes et ses femmes
s’affairent au bord de l’eau. Les artisans travaillent sur les
chemins de hâlages dans le bruit des outils
Je
fais quelques pas, sans bruit, doucement,
guidée par les rires et les échos des jeux des enfants, de Dora,
c’est jour de marché, les cris des vendeurs, les paniers des
femmes chargés de légumes et de fruits, l’odeur
du pain frais, les discussions animées
au café, le bruit des verres qui s’entrechoquent, l’accordéon,
quelques chansons, de la musique.
C’est une vie simple mais
pleine de défis, la solidarité entre voisins, et l’espoir
C’est
une vie simple avant l’orage….
La
vie
s’écoule et le temps passe
L’Haim.
Abraham chaque matin prend son vélo et sillonne les chemins pour
vendre lui aussi tous ces articles. Renée ôte les lourds volets de bois des fenêtres de sa boutique, rue de l'Aisne
Shmates…
La
vie s’écoule, le
temps passe, un
29 septembre 1930 à 16 heures un enfant vient au monde c’est
une petite fille
… Dora, ma
petite Dora.
Elle
nait dans
cette petite ville de
Lorraine au foyer familial, dnas la maison de ses grands parents Renée, sa maman y est venue faire
ses couches, 7 rue des cloutiers, non loin de l’échoppe de Moshe,
notre tailleur d’habits. Celui
qui nous lie, qui nous relie, dont je tisse les fils pour faire la
plus belle et précieuse des étoffes.
Elle
vient au monde là entourée par sa famille, chez
les parents de Renée, au sein de sa
communauté, pour que cette naissance s’inscrive au sein de sa
famille et de nôtre
Peuple. Son père Abraham L, commerçant, colporteur né en Pologne se rend devant l'officier d'état civil déclarer la naissance en France de sa fille le même jour à dix sept heures trente.
Et
puis Renée et Abraham repartent avec leur bébé, l’enfant de
l’espoir, l’enfant né sur le sol de France, l’enfant de
l’avenir, serré très fort dans leurs bras.
Cinq heures de
voyage et deux kilomètres à pieds pour
rentrer dans leur maison rue de l’Aisne, se remettre à l’ouvrage
et voir grandir leur enfant.
Et
la vie s’écoule prés de la rivière, et du port dans
le bruit de la rue, des marchands, des mariniers, au rythme des
péniches qui font halte sur le port, qui déchargent et chargent les
marchandises. Il
y des rires d’enfants et le brouhaha de la vie.
Dora
grandit, va à l’école prés de sa maison sa maman vend des rubans
et Abraham est colporteur. La
famille allume les bougies les soirs de Shabbat prie dans la langue
qui est la leur et aussi la mienne. Il n’y a plus de synagogue,
depuis la fin de la Grande Guerre, celle improvisée par les
Allemands pour leur
soldats Juifs lors de l’occupation de la ville ; une grande
maison à deux pas de la leur n’est
plus là.
Shmates
Puis
un jour
le ciel devient gris et les journées sombres,
Les
étoiles ne sont plus dans le ciel mais cousues sur les habits.
Il
ne fait pas bon d’être Juif ici ou ailleurs en ce temps là.
Les
rires ne résonnent plus, les enfants se
cachent
derrière leur fenêtre,
Dans
la rue résonne le bruit sourd des bottes sur les pavés de
pierre.
les
jours ont le goût de la peur, les
nuits celui de la terreur.
Puis
une
journée comme toutes
les autres
en
1943 alors qu’il allait dans les villages voisins vendre quelques
vêtements pour tenter de nourrir les siens, il est arrêté, là,
sans nul autre faute que d’être Juif.
Le
convoi 58
du
31 juillet 1943 le
mène à Drancy..
Puis des
monstres le jette dans un
train, avec d’autres "Comme
lui », des femmes, des hommes, des vieillards, des enfants, des
bébés.
Entassé dans un wagon immonde il reprend le
même chemin ; celui de l’exil, du Shtelt qu’il a quitté
pour venir ici, dans
cette petite cité de l’Argonne
pour vivre.
Le chemin de l’exil est celui du retour.
La fin du
voyage
Le
chemin de l’exil, celui des Siens, celui d’une terre étrangère
qu’il avait tenté de faire sienne
Dora
et Renée l’attendent
à la maison
Elles
s’inquiètent, il n’ont pas de nouvelles.
Il
n’est pas revenu
Il ne reviendra pas.
Drancy, le
silence, la peur, Auschwitz, les cris, la mort.
Le
21
janvier 1943
Il est assassiné par ses bourreaux.
A
1100 km de sa maison
Sans revoir les Siens
Sans leur avoir
dit au revoir
Kaddish.
Une
année plus tard
René et Dora seront arrachées de leur maison
tout au bord de l’Aisne
Un an plus tard elle pendront le
convoi 66
Drancy
Puis
le même train.
Errance, sinistre voyage, exil, mort errance
des âmes.
Encore.
Un
an plus tard, le
vingt janvier 1944.
Renée
comme son époux, Dora comme son père seront assassinées
par les mêmes bourreaux.
Kaddish.
Une famille effacée.
Partir
de son shtetl pour fuir la haine, traverser l’Europe, chercher une
terre, une maison, une rivière.
Puis revenir par le même
chemin, mais pour mourir.
Combien parmi ces six millions
d’étoiles ont pris ce chemin ?
Abraham.
Le
premier avait quitté sa terre sur une promesse.
Celui-ci l’a
quittée pour l’anéantissement.
Et pourtant, il reste un nom,
une mémoire, un fil.
Abraham
L., tu n’es pas oublié. Les
Survivants que nous sommes tissent les fils de ta mémoire.
Chaque
jour où presque je passe devant votre maison, chaque jour ou presque
je dis les mots dans vôtre langue qui est aussi la mienne, chaque
jour ou presque je pense à vous car j’aurai pu être vous, car je
suis vous
Aujourd’hui plus qu’hier je me dis que demain tout
peut recommencer.
Le
voyage d’Abraham L est un exil émotionnel et la perte de la
patrie, mais laquelle ? Celle de la langue, celle qui nous unit,
nous Juifs de l’Est, celle dans laquelle nous prions, celle que je
parle quand je me rends au cimetière allemand où reposent les
soldats Juifs tombés au combat. La langue est-elle un
patrie ?
Abraham L a traversé des frontières, non
seulement géographiques, mais aussi culturelles et identitaires.
Cet
exil là est-il la destinée, l’avenir de notre Peuple ? Devra
t-il errer sans cesse à la recherche d’une Terre ? Celle qui
lui a été Promise ?
Où
est chez moi ?
Brigitte Judit
Crédit photo @brigittedusch
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