Psychanalye Aujourd'hui

Le blog de Brigitte Dusch psychanalyste historienne

Accompagner le désir d'être Soi
Le sujet humain est singulier, son histoire est unique, l'analyse lui permet de partir à sa rencontre et de tisser les liens, de prendre rendez-vous avec soi.

"J'accepte la grande aventure d'être moi". Simone de Beauvoir

Mon livre : "j'aime ma vie"

mercredi 9 janvier 2019

Lettre du Front "Ma Dite" 26 décembre 1915


Ma Dite, ma Mie, mon Aimée,

Noël  loin de toi, sans toi, c'est insensé. Pourtant ! Et voilà l'année finie  loin de toi, sans toi encore, tu me manques ma Mie, ma Dite, mon Aimée. Je n'ose penser, penser trop, ça fait mal de penser. Je voudrai tant te rassurer pour me rassurer aussi, nous rassurer tous les deux. Tous les deux. Je pense à toi, à nous peut-être encore un jour, ce Jour. Mais quand ? Et puis ? Comment serons-nous quand tout cela sera fini, si cela finit un jour, si nous sommes encore en vie ? Fini, finir, la guerre, la souffrance, loin de chez nous, de nos maisons, rentrer, vite, en finir vite, rester en vie, être en vie, demain, si nous sommes encore en vie.
Si nous sommes toujours en vie, je ne veux pas mourir ma Dite, je ne peux pas mourir, je veux vivre, je veux vivre pour toi, encore,car nous n'avons pas vraiment vécu tous les deux, nous n'avons pas eu le temps, à peine mariés et me voilà parti. Mes mains tremblent de froid, de peur et d'émotion, il pleut et neige sans répit. Nous avons encore tant, tout à vivre. Nous n'avons pas eu le temps, on nous a pris le temps, la guerre a brisé le temps, notre temps.

Le bruit, toujours le bruit et la poussière et le froid, le ciel noir, le noir et la mot, toujours décembre en été, décembre en hiver, un éternel hiver qui n'en finit pas. Je pense à ce mois de juin, de mois de juillet, je pense à nous, c'était hier, c'était il y a une éternité, mais ce sera demain, bientôt demain. Il y aura demain. Dis ma Dite quand nous reverrons nous ? Permission, permettre, attendre de pouvoir traverser la rivière,  pour voir le village envahi, revoir tout détruit. Les voir, là à notre place, à la table de notre café, chez nous. Prendre notre chez nous. Comment est la maison, celle de la Mère et du Père, comment est le jardin ? Et toi, que fais tu ? Je sais que tu vas à la chapelle de la Vierge, je sais que tu pries, moi, je ne sais pas, prie pour moi, pour nous, pauvres malheureux, camarades de misère et de douleur, camarades. Les copains, les cigarettes, le mal du pays, la peur, la peur de les voir mourir, la peur d'aimer. Il ne faut pas penser, que je pense. C'est qu'on ne peux pas trop  s'attarder à penser, il n'est pas bon de penser, on peut mourir de penser.
Attendre, attendre et entendre les autres, parler, ils sont si prés, à quelques mètres, on s'attend, on se jauge, qui va donner l'alerte, le premier bruit, le premier cri, le premier tir, et tout recommence, l'enfer se met en marche, et ça recommence, ça ne finit jamais. Les autres, mais quels autres ?  ils sont comme nous dans la tranchée, pauvres bougres, je n'arrive pas à les haïr tout à fait, tant mieux je suis encore humain, pourtant il faut se battre, tuer pour ne pas être tué. Je n'ai jamais voulu tout ça moi, ni les autres, je crois. Je comprends un peu, des mots, peut-être, je les entends rire, boire et tousser, on se dit qu'ils sont comme nous, les ennemis, mais comme nous, mais faut-il penser ? … Il ne faut pas penser comme ça. Mais penser comment, ce sont des hommes comme moi, même s'ils sont nos ennemis ! L'autre jour nous avons bu de la bière, restée dans la tranchée que les camarades ont pris, nous avons trinqué, nous avons ri. Rire dans l'enfer, dans la boue et le sang, on devient fou. Avancer dans la gadoue, la neige fondue, sale,  voir les barbelés partout, un champ de ruines, des ruines toujours, reculer, puis avancer, puis reculer, être couchés, encore debout, ne pas crever, se cacher derrière le cadavre d'un malheureux déchiqueté par les éclats d'obus, être couvert de sang, et sentir qu'on est encore vivant, que ce sang n'est pas le mien, mais celui de je ne sais pas qui, plus malchanceux que moi ! La mort est partout, ça pue le sang, le cadavre. l'enfer est sûrement plus doux, au milieu de ce chaos il m'arrive d'entendre la musique, j'aimerai te serrer dans mes bras, et t'emmener danser, la place n'est pas loin de chez nous, nous pourrions y aller. Dis moi comment est ma rivière, elle a encore du déborder, y a t-il de l'eau dans la pâture du voisin ? Ca gronde et ça tonne dans tous les coins, pas de trêve, nous sommes tous des hommes devenus pire que les animaux. J'ai froid.
Quand reverrais-je le clocher de l'église, quand irons nous au bord de la rivière, dis moi ma Dite quand reviendra le printemps ? Y aura t-il encore du soleil ?
J'ai sur mon cœur, serré tes petits billets, tes lettres que j'attends, tes lettres que j'embrasse, et l'alliance à mon doigt qui me rappelle que nous sommes unis, je pense à l'église de Boult où nous nous sommes mariés, je pense à tous ceux qui comme nous étaient heureux . Dis moi si tu le sais, pourquoi ceux d'en haut, ces gens qu'on ne connait pas veulent faire de nous des malheureux ?

Je divague, ma Mie, je voudrai dormir, prés de toi, être prés de toi, pourquoi je ne peux pas ? Je n'ai de réponse à rien, je n'ai pas choisi cette vie, c'est avec toi, que je veux la passer, pas au fond d'un trou, dans la poussière et la boue. Je t'aime ma Mie, je te serre dans mes bras, quand irons-nous danser ? Quand reverrons-nous l'été ?
Je te serre si fort. 

Ton Bien Aimé.

Brigitte Dusch, psychanalyste, historienne "Gustave,  Lettres, fragments, éclats de Maux"
Crédit photo @brigittedusch

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