Voyage, errance, exil
« Le voyage pour moi, ce n’est pas arriver.
C’est partir.
C’est l’imprévu de la prochaine escale,
C'est le désir de ne jamais rien combler
C'est le désir de ne jamais chercher
Sans cesse autre chose.
C'est le désir d'être en route
De prendre des chemins inexplorés
C’est demain,
Et éternellement demain. »
En relisant ces quelques mots écrits il y a plusieurs années, ces trois mots, voyage, errance, exil résonnent et raisonnent en moi avec toujours autant de force
Voyage, errance, exil : trois figures d’un même mouvement.
Dans mon essai, j’ai évoqué Ulysse et Abraham, leurs voyages
Ce matin, en lisant la paracha Ki Tavo, j’ai été frappée par l’offrande du paysan apportant les premiers fruits de sa récolte, fruit de la Terre que l'Eternel à donné aux Siens : geste d’un homme venant d'un peuple marqué par l’errance, héritier de la sortie d’Égypte, peuple nomade qui reçoit la Terre comme promesse et mémoire du chemin.
Mon esprit a alors vagabondé : Ulysse, l’homme du retour et du détour arraché à son ile pendant vingt ans mais enfin revenu ; Abraham, arraché lui aussi mais qui n’est pas revenu
Deux figures, deux voyages bien différents qui à l'épreuve de l'expérience de l'arrachement et de l'exil ont façonné leur identité.
Deux manières de dire que l’homme est toujours en marche, jamais « installé ».
Dans le silence de ma promenade méditative, un bruissement, des murmures, que je connais bien..
Shema
« Et nous ? "
Six millions d’âmes.
Six millions d’âmes… ! "
Mes six millions d'étoiles.
Puis une voix plus proche, singulière, familière chuchote '
"C'est moi
C'est moi Haim..."
Shema
Haim. Le voyage de Haim.
Fuyant les pogroms de sa Pologne natale, un long voyage t'a mené en Lorraine rejoindre la petite Communauté Juive installée là depuis des siècles. Tu as rencontré Renée et l'a épousée puis êtes tous deux partis en Argonne pour vendre des tissus, rue de l'Aisne.
Là où j'ai rencontré votre enfant,
Là où elle m'a appelée.
Shmates
Dora est née, a grandi, ta famille a vécu, travaillé, prié dans cette petite maison non loi de la Rivière où je passe quotidiennement
Et puis la tragédie.
Tu as été arraché à eux, Renée et Dora sont restées seules une longue année, sans nouvelle, désespérées
Tu as été un mari, père, enraciné ailleurs sur une terre d'exil.
En 1943 pourtant, des wagons t'ont arraché à cette vie nouvelle, pour te renvoyer vers la terre natale — non pour y vivre, mais pour y être assassiné par des barbares.
Non Haïm je ne t'ai pas oublié.
En retraçant la filiation de Dora, j’ai suivi comme le veut la tradition Juive le fil maternel : Dora bat Renée bat Rachel....
Mais la psychanalyste en moi ne peut oublier le Nom du Père, le tien, celui de ta famille. Dans ces histoires, le fil paternel est souvent rompu à l’arrivée en France. Avec un peu de chance, l’acte de mariage livre une piste ce fut le cas.
C’est ainsi que j’ai su où tu étais né Haim, et qui étaient tes parents.
Alors une pensée s’est imposée, douloureuse :
« Tu es parti librement pour vivre en paix, et tu es reparti contraint, pour mourir. »
Comment dire ce destin ?
Comment raconter une existence qui fut à la fois exil et retour, vie arrachée et mort programmée ?
Partir pour vivre, revenir pour mourir.
Comment vais je transmettre ta vie Haim ?
Partir pour vivre, revenir pour mourir.
Brigitte Judith
Crédit photo @brigittedusch