Psychanalye Aujourd'hui

Le blog de Brigitte Dusch psychanalyste historienne

Accompagner le désir d'être Soi
Le sujet humain est singulier, son histoire est unique, l'analyse lui permet de partir à sa rencontre et de tisser les liens, de prendre rendez-vous avec soi.

"J'accepte la grande aventure d'être moi". Simone de Beauvoir

Mon livre : "j'aime ma vie"

jeudi 12 octobre 2023

Les silences de Jane



Jane, tu seras Jane pour ce bref instant, celui d'essayer de te raconter. J'ai choisi Jane, cela te va bien, et puis c'est aussi ton nom " Petite Jane", silencieuse enfant devenue adulte secrète. 
C'est que des secrets tu en gardais ! beaucoup ; des plaies ouvertes, des blessures, des cicatrices mal rafistolées, des chagrins, des larmes refoulées qui parfois explosaient dans des colères furieuses.
Petite Jane, je ne t'ai pas connue enfant, ni jeune fille, ni femme, je n'ai connu de toi qu'une mère, une fille dévouée à une mère tyrannique, une ogresse.
Enfant soumise, tu l'es restée tout au long de ta vie, chaque jour, mais je devinais un volcan en sommeil prêt à rompre le silence que tu t'imposais. Cruelle ascèse !
Tu admirais ton père et lui obéissais au risque de gâcher ta vie.
Tu craignais ta mère et lui obéissais en sacrifiant ta vie.
Cette offrande :  toi, pour ne pas les blesser, ne pas risquer et ne pas oser. Dire non était impossible, dire oui était un supplice.
L'enfant que j'étais soupçonnait cette dissonance sans pouvoir la nommer.

Jane in the mood !Tu l'as été, tu as dansé, ri, t'es amusé. Tu a aimé la vie ! 
J'ai une photo de toi, à Paris, sur un pont, comme tu étais jolie !
Tu devais faire tourner bien tes têtes. Ma discrète, ma secrète Jane, tu as été aimée et as aimé. 
Et pourtant ils t'ont empêcher d'aimer,  d'aller de partir loin, très loin vivre ta destinée, alors tu es restée.
Tu rêvais de dessiner des habits, des robes, de coudre des tissus, de créer des modèles de vêtements dans cette Grande Maison qui t'avait ouvert ses portes. Ils t'on dit que ce n'était pas "un métier convenable" alors tu as refusé.

Tu n'as jamais rien dit, tu es entrée dans le silence, comme on entre en religion, humblement, avec abnégation. Tu n'a pas parlé sauf égrainer des bribes, des souvenirs qui s'échappaient de ta mémoire,  des photos commentées, des phrases en anglais souvent que tu t'évertuais à m'apprendre comme tant et d'autres choses. L'enfant rebelle que j'étais, je l'ai su, bien plus tard, te fascinait. Tu aurais aimé lui ressembler, tu l'aimais et le détestais, car cet enfant étrange, rien ne pouvait l'arrêter. 

Tu aurai aimé être ainsi, faire ça ! tout ça comme elle. 

Cette enfant que tu n'arrivais pas à apprivoiser, cette sauvageonne dans la colère qui ne te comprenait pas, ne voulait pas de toi, car elle pensait que tu ne voulais pas d'elle.

Alors cette enfant tu l'as regardé vivre sans vraiment le comprendre, cette enfant si différente, qui pendant de longues heures pouvait rester seule, à apprendre à lire, écrire, dévorer les dictionnaires et qui s'affranchissait de tout !
Elle n'avait peur de rien et avançait dans la vie, confiante et inconsciente, tu savais tout ce qu'elle ne voulait pas que tu saches, c'était ta manière de veiller, d'être une mère, de l'aimer.
Cette enfant ne savait rien de toi, comment aurait elle pu ? Tes silences Jane, Jane ma discrète,  tes silences ! tes secrets, fermés, scellés au fond de ta mémoire, et ta tristesse Jane !
Mais cette enfant devinait que quelque chose clochait, écoutait, assemblait tous les morceaux éparpillés et jetés au détour des conversations, des paroles de ces grands qui pensent les enfants sots et distraits. Je ne l'ai jamais été.
Pourquoi ne parlais tu pas ?  jusqu'au bout de ta vie tu n'a rien dit. Tu ne m'as rien dit.
Il m'a fallu tant de temps pour te comprendre Jane, pour apprendre à t'aimer, pour apaiser ta peine, tes souffrances, tes chagrins et ta vie cassée.
Pourtant c'est toi qui m'a donné la force, celle de ne jamais rien céder, rien abdiquer, toujours se tenir debout, avoir le sens de la parole et de l'honneur, aller jusqu'au bout et ne jamais plier.
Tu ne m'as pas enseigné la couture, mais l'art de bien se vêtir, se tenir, être avec les autres, la politesse. Tu m'as offert des livres, appris à bien écrire, formuler ma pensée. Tu m'as encouragée à partir, à ne pas rester là. Tu m'as laissée malgré toi à vivre mes rêves qui n'étaient pas les tiens pour moi. Je crois que tu voulais le meilleur pour moi, même si tu ne le disais pas. Tu étais dure, ne tolérais aucune faiblesse, aucun manquement. Merci.

Je sais que tu étais fière de moi quand je tenais tête à une autorité injuste, quand je soutenais des causes que tu partageais sûrement. 
Je sais que tu étais fière de ma réussite, de mon parcours, de mes études, que tu lisais en cachette les articles que j'écrivais, les conférences que je donnais. C'est grâce à toi et uniquement à toi si j'ai pu faire tout ça, à tout ce que tu m'as enseigné, à la discipline de fer que tu m'as imposée. Merci.

Je sais que tu me trouvais belle même si je ne ressemblais à personne, que mes yeux et mes cheveux étaient aussi étranges que mon caractère.
Je sais que même si tu n'approuvais pas mes choix de vie, tu enviais les actes que tu aurais aimé poser mais que tu t'es interdit.
Tu me regardais vivre ici et là, partir et revenir, décider et changer encore. 
Tu me regardais être libre.
 
Amour et haine, histoire de notre vie, d'une rencontre que j'ai longtemps pensé ratée, un rendez vous que je pensais manqué. J'ai de la peine de ne pas avoir pu parler de tout cela, de cette vie à côté de laquelle tu es passée pour obéir aux injonctions de tes parents. Tu aurais du désobéir, comme moi peut-être mais tu ne le pouvais pas. De courage pourtant tu n'as jamais manqué ! 


Quand je vais faire un tour dans notre passé je revois ton visage, si doux et dur à la fois, ton sourire, ta prestance, ton élégance et ta tenue. Tu as toujours été belle, jolie, malgré cette tristesse qui voilait ton regard, cette absence au monde, celui où tu vivais. Cruelle destinée. Tu as traversé tant d'épreuves Jane ! tu as vu la maladie, la mort, tu as vu partir ceux que tu aimais. 
Ce masque qui tentait de cacher tant bien que mal ce mal être, ce mal aise qui était tien, bien caché au fond de ton coeur, ces mots scellés dans un coffre fort dont tu avais jeté la clé. Pour toujours.

Il m'a fallu attendre, un jour, un 10 septembre, celui où je suis née, où ta petite fille  m'a raconté, a parlé  et brisé une part de ton silence. Elle m'a parlé de cette petite fille étrange qu'on t'avait volée, que si c'était à recommencer rien ne se passerait ainsi, je ne savais pas Jane ! Je croyais que tu m'avais abandonnée.

Elle m'a dit ta peine, l'amour que tu me portais, de tout ce que tu ne m'as jamais dit, que tu ne voulais pas ou ne pouvais pas me dire. J'ai longuement pleuré et les larmes coulent encore aujourd'hui en écrivant tout ça.

Sacrifice ! je te demande pardon de ne pas avoir compris, d'avoir mis tout ce temps Jane. 
Jane et tes silences. 

Je ne savais pas, Jane et je te demande pardon encore si je t'ai causé du chagrin car je n'ai pas été comme tu l'avais espéré. Je me suis délestée de ma colère depuis longtemps. Je suis en paix, j'espère que là où tu es tu l'es aussi. Je le pense car je te vois en rêve,  on se promène toutes les deux, on construit alors ce qui n'a pu être fait avant. L'essentiel est là
Je t'aime Maman

Brigitte Dusch, historienne, psychanalyste
Crédits photo @brigittedusch Archives Familiales. Photo retrouvée dans ce petit album que tu avais soigneusement confectionné et où il ne reste que quelques bribes de notre histoire familiale... disparue. 


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Ce blog relate des bribes, des vies en respectant l'anonymat, ce l'éthique et la déontologie de ma fonction
Les événements, initiales, lieux, histoires... sont modifiés.

Il s'agit d'illustrer des situations, un concept, une problématique, un questionnement donnant lieu à une réflexion.
Ainsi toute ressemblance, similitude serait donc purement fortuite.

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