De Bagdad à Jérusalem, les exilés d’Orient
"Ceux qui ont quitté Babylone"
« Nos racines sont profondément ancrées dans la terre d’Irak, et même éloignés nous portons la mémoire de notre patrimoine »
Yitask Bar Mitzrahi
Que c'est difficile d'écrire quand il faut raconter la douleur de celui qu'on aime, de la traduire au plus juste, sans laisser aller sa propre colère, peine, et ses larmes.
Que c'est difficile de voir celui qu'on aime porter une telle souffrance. Nous sommes des êtres de l'exil, du voyage et de l'errance.
"Il est souhaitable de raconter notre histoire, non seulement pour nous mêmes, mais pour ceux qui viendront après nous"
Nissim Rejwann.
Après la Shoah, les regards se sont tournés vers l’Europe, mais il y eut d’autres exils, silencieux, oubliés. Parmi eux, celui des Juifs d’Irak, dont les voix m’ont été confiées par Yossi, archéologue de la mémoire. Leur histoire, de Bagdad à Jérusalem, est celle d’une Terre promise qui s’est dérobée. Alors tous deux avons marché ensemble dans leurs pas, pour tisser leurs voix dans les miennes.
Yossi m’a demandé de raconter, de raconter l’histoire, celle de ses grands parents, de ses parents. Il m'a confié cette mission sacrée, celle de transmettre. Merci.
Alors je vais essayer de dire, de laisser parler mon coeur et mon âme.
Il y a Eux dont on ne parle pas, dont on ne parle que trop peu.
Et pourtant c’est un acte à la fois d’amour et de fidélité : à la terre, à la mémoire, aux disparus… et à ceux qui restent. Une histoire d'exils.
Exil qui une fois encore se conjugue au pluriel
Dire l'exil intérieur, exil sur une terre d’accueil une Terre Promise mais qui ne veut pas d’eux.
Exil des enfants nés de ces parents venus pour sauver leur vie.
Cette histoire ne peut se résumer aux quelques lignes écrites ici et fera l'objet d'un ouvrage futur que nous écrirons lui et moi, deux enfants de l'exil.
Il y eut d’autres exils, d’autres départs silencieux.
Cette fois, la mer ne séparait plus l’Europe de l’Orient, mais le Tigre du Jourdain. Les Juifs d’Irak, porteurs d’une langue et d’une mémoire millénaire, prirent le ciel pour fuir. Ce fut l’Exode aérien, Ezra et Néhémie, l’ultime traversée. Mais là où ils croyaient trouver la Promesse, ils trouvèrent un autre exil. »
De Bagdad à Jérusalem, les exilés d’Orient
En hommage à Yossi, archéologue de la mémoire, avec tout mon amour.
Après Abraham, il y eut d’autres exils. D’autres départs. D’autres promesses brisées. L’histoire ne s’est pas arrêtée sur les rails d’Auschwitz, elle a continué plus loin, dans la poussière de Bagdad, sous le ciel brûlant de Bassora, dans les ruelles d’Alep et de Mossoul. Là aussi, des hommes ont dû fuir, non plus les pogroms d’Europe, mais les persécutions de leurs frères d’hier.
Ils étaient juifs, arabes, irakiens, perses ou yéménites.
Ils parlaient l’arabe, priaient en hébreu, écrivaient parfois en araméen. Ils portaient en eux le souvenir du Tigre et de l’Euphrate, la lumière de Babylone, la mélancolie des jardins suspendus, la musique des psalmodies anciennes. Puis vint l’heure du départ. Ils durent quitter leurs maisons, leurs livres, leurs cimetières. Certains furent chassés, d’autres partirent en silence, croyant rejoindre la Terre Promise. Mais là-bas, on les appela mizrahim, les orientaux. Ils étaient chez eux et pourtant encore étrangers.
Ils venaient de Bagdad, de Bassorah, de Mossoul, d’Alep ou de Damas. Ils portaient dans leurs mains la poussière d’une terre antique, celle d’Abraham et de Nabuchodonosor, celle des jardins suspendus, des prières murmurées en judéo-arabe, en araméen ou en hébreu.
Ils étaient les enfants de l’Orient, héritiers de la plus ancienne diaspora du monde, et l’histoire les a chassés une fois encore.
Ils vivaient là depuis plus de deux mille ans, à Bagdad, Bassora, Mossoul, Kifl, sur les terres de l’antique Babylone. Ils priaient dans la langue des prophètes et parlaient celle des poètes arabes. Ils étaient d’ici, du pays, de ses pierres et de sa lumière. Leurs noms étaient inscrits dans les ruelles, leurs chants dans les cours ombragées, leurs prières dans les vents du désert.
Puis vint le temps du Farhoud, ce pogrom de 1941, où les maisons furent pillées, les synagogues profanées, les corps dispersés dans les rues. Le sang des Juifs d’Irak se mêla alors à la poussière de Babylone. Et beaucoup comprirent que l’exil recommençait.
Au lendemain de 1948, lorsque naquit l’État d’Israël, leurs maisons furent pillées, leurs synagogues profanées, leurs passeports confisqués. Alors ils ont pris la route — à pied, en charrette, en train, parfois clandestinement dans les cales des avions de l’opération Ezra et Néhémie.
Entre 1950 et 1952, l’opération Ezra et Néhémie permet à environ 120 000 Juifs de fuir vers Israël. Ils ont quitté l’Euphrate et le Tigre pour rejoindre le Jourdain, croyant retrouver enfin la promesse.
Mais l’exil ne s’achève jamais là où on le croit.
Arrivés en Terre promise, ils ont découvert un autre exil : celui du mépris.
On les appelait mizrahim, les orientaux, comme si l’Orient, soudain, devenait une frontière de trop.
Dans les camps de transit, les ma’abarot, ils ont reconstruit des vies de rien, avec des lambeaux de mémoire, de langue et de foi. Ils parlaient l’arabe, ils priaient en hébreu, ils vivaient dans l’entre-deux d’une identité fracturée.
Ils avaient tout perdu, sauf la dignité et le souvenir. Un déracinement du ciel
Huit ans plus tard, les avions s’envolèrent de Bagdad pour Tel-Aviv. On appela cela l’opération Ezra et Néhémie, du nom des prophètes qui avaient conduit autrefois le retour vers Jérusalem.
Mais cette fois, ce ne fut pas un retour, ce fut un déracinement du ciel.
Un déracinement du ciel
Les valises pleines de livres, de bijoux, de souvenirs et d’épices furent confisquées à l’aéroport. On partit les mains vides, mais le cœur chargé de mille ans de mémoire.
En Israël, ils découvrirent une autre terre, une autre langue, un autre exil. On les appela « Mizrahim », les Orientaux.On leur donna des tentes dans les maabarot, ces camps de toile dressés dans la poussière.
Ils étaient Juifs, mais arabes.
Chez eux, mais étrangers.
Leurs mots sentaient le café et le jasmin, mais on leur demanda de se taire.
Yossi est né là, en Israël, sur la Terre que l'Eternel Tout Puissant nous a donnée.
Yossi est né là, dans ce silence, dans cette double appartenance, fils d’un peuple exilé d’un exil. Archéologue, il fouille la terre comme on fouille la mémoire, cherchant les traces de ce qu’on ne dit plus, de ce qu’on efface. Il dit souvent que chaque pierre est un témoin, que les ruines parlent pour ceux qu’on a fait taire. Il lit et comprend toutes les langues anciennes, celles qui sont les Siennes. Il sait les légendes, la mythologie déchiffre l'écriture gravée dans les tablettes sumériennes.
Yossi est historien et chercheur, il enseigne Babylone, l'Antiquité, la vie des hommes nés dans ce berceau des civilisations.
Et moi, quand je l’écoute, je reconnais cette même langue muette de l’exil. Celle qui ne sépare pas la perte de la promesse. Celle qui sait que la Terre promise est peut-être, avant tout, une terre intérieure. Yossi est né de cet exil, dans un pays neuf où tout restait à inventer.
Yossi fils de l'exil.
Yossi, fils de l’exil, fils d’un peuple exilé d’un exil. Yossi est né en Israël, mais il porte en lui la mémoire des terres brûlées de Bagdad. Ses grands parents et parents ont fui la nuit, laissant derrière eux la maison, les livres, les photos, et la clé qu’ils n’ont jamais osé jeter.
Yossi a grandi dans ce pays nouveau, a étudié, fier de rejoindre Tsahal et une unité d'élite, fier de l'avoir défendu toute sa vie et encore aujourd'hui.
Yossi est fier d'être Juif
Yossi est fier d'être Israélien, de son pays et de son drapeau qu'il porte comme un étendard
Yossi est fier d'être sioniste.
Yossi est fier d'être un Mizhrahim.
Yossi est un exilé de la lumière d’Orient, un voyageur du Tigre et de l’Euphrate, un fils de Mésopotamie
Et c'est aussi pour cela que je l'aime
Ils avaient cru trouver refuge, une promesse accomplie. Mais la promesse, parfois, n’est qu’un mirage dans le désert. Le 7 octobre, tout s’est ouvert à nouveau. Les cris, les corps, le feu. La même violence, la même haine sans visage, la même sidération.
Nous avons regardé ensemble un documentaire, vu avec douleur les images des pogroms d’Irak, les visages d’hommes, de femmes, de jeunes, massacrés parce qu’ils étaient Juifs.
Des "Comme nous"
Nous avions regardé la tragédie du 7 octobre telle qu'elle s'est passée.
Rien n’avait changé, sinon le siècle.
Les morts du passé ont traversé l’écran. Ils sont revenus s’asseoir parmi nous.
Yossi n’a rien dit.
Des larmes discrètes ont coulées
Nous nous sommes regardés.
Nous n’avons rien dit
Nous avons doucement pleuré
Cette fois c'est moi qui l'ai serré très fort dans mes bras
Nous sommes tous les deux des enfants de l’exil, des enfants d’exilés, des déracinés.
Il y a des départs qui ne s’achèvent jamais.
Les parents de Yossi nés à Bagdad, avaient fui la peur et les pogroms pour gagner la Terre promise. Ils avaient cru qu’en franchissant le désert, l’exil prendrait fin.
Mais l’exil change seulement de visage. Il se glisse dans les silences, dans les langues perdues, dans la nostalgie des rues de Bagdad qu’on évoque encore à voix basse.
Et lui, leur fils, né ici, parle hébreu, pense en hébreu, et pourtant porte en lui le sable et la poussière du Tigre et de l’Euphrate.
Il a fait son service dans les rangs de Tsahal a intégré un unité d'élite, il a étudié à l'université de son nouveau pays.
Quand la guerre revient, quand les sirènes retentissent, il reprend la route, sans y être obligé non plus celle de l’exil, mais celle du milouim, c’est un acte à la fois d’amour et de fidélité, à la terre, à la mémoire, aux disparus… et à ceux qui restent. la route du retour au devoir, au pays, à la vie fragile.
Ainsi va la mémoire des exilés : elle se transmet non par les mots, mais par les gestes. Partir, revenir, veiller.
« Car la Terre promise n’est pas un lieu, mais une demeure intérieure. »
Où est ma maison ?Où est chez moi ?
Yossi où est chez nous ?
Brigitte Judit
Credit photo @brigittedusch,photo choisie par Yossi. Paysage d'une halte dans notre exil
Nota bene
Ce blog relate des bribes, des vies en respectant l'anonymat, ce l'éthique et la déontologie de ma fonction
Les événements, initiales, lieux, histoires... sont modifiés.
Il s'agit d'illustrer des situations, un concept, une problématique, un questionnement donnant lieu à une réflexion.
Ainsi toute ressemblance, similitude serait donc purement fortuite.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire